Une mission importante [ Pv. Reme ]

Le long d'une petite route de campagne s'étendaient des herbes sauvages à perte de vue, ces vastes espaces verts seulement protégés par de petites clôtures dont les piquets de bois ne semblaient plus très jeunes. Autant dire que n'importe qui aurait pu les franchir aisément pour se promener en pleine nature ! Il n'était pas si rare de voir des gens venir s'installer dans l'herbe, en été, pour profiter d'une nuit à la belle étoile. Aujourd'hui, cependant, la saison n'était pas à l'été et le duo qui avait passé la nuit en plein air n'était pas un couple d'humains ordinaires : il s'agissait d'un dragon et de son sorcier.

Depuis la route, il était possible de voir au loin l'énorme masse du saurien qui était étendu sur le sol, sur le ventre, ailes toujours déployées. Il n'avait pas la force de les ramener à lui : dans son agonie, il concentrait tous ses efforts dans sa respiration, cherchant encore à retarder l'inéluctable. Ses blessures ne lui permettraient plus de tenir bien longtemps, son sang venant teinter de rouge ses écailles autrefois bleu pâle en de trop nombreux endroits. Il avait des doigts en moins ; son corps avait été tranché, brûlé, perforé... même l'intérieur de sa gorge avait été léché par les flammes, ce qui expliquait ces crachats de sang et ses difficultés respiratoires. À vrai dire, en voyant son état actuel, il était difficile de comprendre comment il pouvait être encore en vie. L'explication était simple : ce dragon était un ancien, un vieux reptile qui avait déjà bien roulé sa bosse et connu de nombreuses guerres. Il avait perdu de sa puissance avec l'âge, et le jeune humain qui avait été choisi pour lui servir de sorcier était assez faible, ce qui l'empêchait d'utiliser son véritable potentiel... mais malgré tout, il n'en restait pas moins un grand et fier dragon qui avait vu de nombreuses générations défiler sous ses yeux et qui n'en demeurait pas moins puissant. Il en fallait beaucoup pour venir à bout de quelqu'un comme lui !

Beaucoup, comme... un tueur de dragon.

Il en était persuadé. La peur qu'il avait ressentie en affrontant ce mercenaire, il l'avait déjà ressentie autrefois, durant ses jeunes jours, alors que lui et les siens durent se lier aux humains pour se débarrasser de ces gens dotés de pouvoirs anti-dragons. Jamais un être inférieur n'aurait pu s'opposer à lui de cette manière, jamais un être qu'il jugeait inférieur n'aurait pu le malmener aussi facilement sans être un tueur de dragon ! L'être sombre n'avait pas semblé être blessé par ses pouvoirs, avait pu rivaliser avec sa force saurienne sans être doté lui-même d'une puissance herculéenne pour autant... ces signes ne trompaient pas !

Mais pourquoi ?

Ils les avaient tous exterminés, jusqu'au dernier ! Des siècles s'étaient écoulés après ce génocide, aucun de ces tueurs de dragons n'avait refait surface et il avait été conclus qu'ils avaient vraiment disparus de la surface des mondes ! Alors pourquoi maintenant, après tout ce temps ? Tant de questions auxquelles il ne pouvait pas répondre. Le regard troublé du dragon se posa sur le corps de son sorcier, qui gisait non loin de lui. Lui non plus n'était pas encore mort, lui aussi lutait avec l'énergie du désespoir, incapable de bouger et peinant à respirer. Combien de temps étaient-ils restés ici, après s'être crashés, sans bouger, sans communiquer par la pensée ? Le jeune homme avait simplement fait savoir à son dragon qu'il avait peur, qu'il ne voulait pas mourir... mais c'était inévitable. Ensuite, ce fut le silence radio. Le lien qui les unissait avait-il faiblit durant l'agonie ? Le dragon nommé Zahak ne savait pas, mais une chose était sure : il finiraient bientôt par s'éteindre tous deux ici, étendus dans une herbe qui avait prit la teinte de leur sang, tandis que les premiers rayons de l'aube pointaient à l'horizon.

Le seul regret du saurien était de ne pas pouvoir avertir les siens du danger qu'ils courraient.

Reme s'était levée à l'aube. Elle n'avait jamais été une lève tard, mais ce jour là elle avait réglé le réveil pour qu'il sonne une petite demi-heure avant le levé du soleil. La veille, la guérisseuse avait encore eu une idée de génie. Tranquillement assise devant sa télé, elle avait profité de sa soirée pour regarder une émission du doux nom de "maitre chef" : un concours de cuisine se déroulant sur plusieurs semaines. Et voilà que l'un des participants avait cuisiné un accompagnement à base de champignons qui avait l'air fort appétissant... Autrement dit, ce show télévisuel lui avait donné une envie irrépressible de champignons. Et quoi de mieux que d'aller les cueillir soit-même afin de s'assurer de leur fraicheurs? Sauf que voilà : il ne faut pas oublier que notre petite Reme avait été promue au poste de directrice du Sanctuaire, et que ce n'était pas encore l'un de ses jours de congés. Autrement dit : hors de question de s'absente du Sanctuaire sous prétexte de partir à la chasse aux champignons! Sinon, nul doute que ses subordonnés n'arrêteraient pas de se plaindre à son retour et en profiteraient pour lui faire des remontrances tout en essayant de lui donner encore plus de travail que ce qu'elle avait déjà : autrement dit ce serait un enfer à supporter. Une seule solution s'imposait face à ce problème existentiel : aller chercher des champignons avant d'aller travailler. Et c'est ainsi que la grande, digne et respectable directrice du Sanctuaire se retrouvait aux aurores emmaillotée dans un long manteau bleu ciel complété par une écharpe, un chapeau et des gants gris perle; un panier en osier sous le bras et un sac en toile pendant le long de son buste. Un petit portail d'ouvert et c'est parti pour une balade forestière!

La jeune femme atterrit sur un petit chemin qui sent la noisette, qui sent la violette et se dirigea en chantonnant vers une clôture en piteux état. Elle passa aisément par dessus : elle voulait couper à travers le pré que la barrière était censée protéger afin d'accéder plus vite aux sous-bois qu'elle pouvait apercevoir depuis la route. D'une humeur parfaitement joyeuse, elle sautillait presque entre les herbes trempées par la rosée matinale. Soudain, elle aperçut quelque chose qui n'était pas supposé être dans un champ en jachère : une masse noire, immense était là, en plein milieu du pré. Ce n'était certainement pas normal. Curieuse bien que légèrement appréhensive, Reme se dirigea vers ce qui se révéla être un dragon. Dès qu'elle s'aperçut que celui-ci était blessée, elle se mit à courir du mieux qu'elle le pouvait : la terre humide s'accrochait à ses bottines dont le talon s'enfonçait systématique dans le sol mou, presque boueux par endroit.

Horrible. Ce qu'elle voyait été horrible et la guérisseuse avait du mal à y croire. Comment? Qu'avait-il bien pu arriver pour qu'un être aussi puissant et majestueux puisse être réduit en charpie d'une manière aussi atroce? Une nausée s'empara de la jeune femme alors que la terre était devenue rouge, buvant le sang du dragon et de son sorcier. Une révoltante odeur de chaires brûlées emplissait l'air cristallin de cette aube. Oh, ce n'était pas la première fois qu'elle voyait un agonisant mais là... face à ces deux corps mutilés, la jeune femme ne savait que faire. Surtout que c'était un dragon et son sorcier. Un dragon. Les dragons ne subissaient jamais autant de dégâts! La gorge nouée, Reme s'approcha encore un peu plus du saurien tout en restant attentive à ses réactions. Même mourant, il pouvait encore la blesser : un seul coup suffirait à la projeter sur plusieurs mètres. Elle avança une main tremblante vers la bête avant de la posée juste sous l'œil du reptile. Inquiète, elle regarda le jeune homme allongé à quelques pas de là. Pas besoin de vérifier qu'elles étaient ses blessures : il n'y avait plus d'espoir. Ils allaient mourir. Et la jeune femme allait être le témoin, le dépositaire de leur fin. C'était l'unique chose qu'elle pouvait faire pour eux.

Le dragon était résolu à mourir sans regrets.

C'est pourquoi, en désespoir de cause, il laissa la petite femme s'approcher de lui et le toucher, se contentant de la fixer de son regard vitreux. Il luttait déjà avec ses dernières forces pour ne pas s'éteindre, c'est pourquoi même si la jeune humaine était éclairée sur l'existance des dragons et de leurs sorciers, même si elle était assez vive d'esprit pour appeler médecins ou guérisseurs éclairés... il était déjà trop tard. Il ne pouvait pas laisser passer cette chance inespérée de prévenir les siens du danger qui planait sur eux ! Quitte à mourir dans la minute qui suivait, il devait donner tout ce qu'il avait pour communiquer avec la jeune femme. Restait un problème, cependant... si elle n'était qu'une banale humaine, arriverait-elle à faire passer le message ? Peu importe, il devait tenter le tout pour le tout.

- Trouve Kaizen, le dragon de l'impératrice.

La voix s'était faite entendre sans que le dragon n'ouvre la gueule, sa manière de communiquer étant plutôt orientée vers la télépathie de masse. Même si le petit bout de femme ne connaissait rien des dragons, ce qui était peu probable vu la toute relative assurance avec laquelle elle s'était avancée, encore qu'elle pouvait simplement être inconsciente, il espérait que ses paroles peu rassurantes seraient suffisantes pour lui inspirer le besoin de chercher le fameux Kaizen. Il ne mentionnait d'ailleurs que le dragon, ne précisant que vaguement la présence de l'impératrice qu'il n'aimait pas beaucoup. Il en avait vu passer beaucoup, des leaders charismatiques, mais celle-ci n'avait, à ses yeux, pas encore toutes les qualités requises pour être à la tête d'un royaume comme celui-là. Heureusement qu'elle avait son dragon pour veiller sur elle et tout faire à sa place ! Mais là n'était pas la question ! Ses forces l'abandonnaient. Le message, vite.

- Dit-lui qu'ils sont de retour.

Sorciers et dragons vivaient en symbiose depuis ces temps aussi funestes qu'anciens, se débarrasser de leurs Némésis d'antan ne serait sans doute pas aussi douloureux et complexe qu'autrefois... mais il ne fallait pas les sous-estimer ! Une seule erreur de leur part et le nouvel empire des dragons s'effondrerait comme un château de cartes.

- Je ne sais pas combien ils sont. Je ne sais pas s'ils se sont unis. Je n'en ai rencontré qu'un.

Le dragon, dans son état, s'imaginait que ces êtres dangereux étaient revenus dans le but de les tuer tous, ne s'imaginait pas une seconde qu'ils puissent se montrer pacifiques ! Son esprit, au seuil de la mort après avoir été vaincu par l'un d'entre eux, n'était traversé que par des visions d'invasions sanglantes. Lui qui avait connu les horreurs d'une guerre contre eux, et qui en avait gardé de nombreuses cicatrices, ne pouvait que les voir en ennemis qu'il fallait éradiquer le plus rapidement possible.

- Un mercenaire. Je ne sais pas qui il est, ce qu'il est. Nous n'avons pas même pu apercevoir son visage. Il était bien caché sous ses habits noirs et sa voix n'avait rien d'humain. Il contrôlait le feu et pouvait faire apparaître de nombreuses armes à sa guise.

Ses souvenirs étaient flous, mais il devait donner un maximum de détail sur cet être mystérieux, que les siens puissent le retrouver et le faire parler. Même si, au final, il n'avait rien de plus à en dire. Il ne savait rien de cet être trop peu bavard et trop bien caché sous ses lourds vêtements.

- Dit-lui que moi, Zahak, en suis certain. Je n'avais plus ressenti une telle peur depuis la guerre que nous avions menée contre eux, en ces temps reculés. Il ne m'a laissé aucune chance, je n'ai rien pu faire. Notre empire court un grand danger.

Entendre de la voix même d'un dragon qu'il n'a rien pu faire pour se défendre contre quelqu'un est, en soi, assez alarmant. En attendant, le dragon ne pouvait plus se maintenir en vie plus longtemps.

- Ils sont... de retour... les tueurs de dragons...

Et, après un dernier gémissement de douleur, il poussa son dernier soupir, en même temps que son jeune maître.
Le silence reprit ses droits, tandis qu'une légère brise matinale soufflait sur le champ.

Reme frémit. Pourtant, il n'y avait pas vraiment de quoi. Ce n'était pas la première fois que quelqu'un utilisait la télépathie pour s'adresser à elle et il n'y avait rien d'étonnant à ce qu'un dragon choisisse cette voie de communication. C'était un dragon, certes mourant, mais dragon quand même. Une bête mythique et sans aucun doute magique : parler par télépathie devait être pour lui plus naturel, moins fatiguant, que parler en utilisant ses cordes vocales. D'ailleurs, ça aurait été sans doute douloureux pour lui de les utiliser et difficile de comprendre ce qu'il disait. Au moins, là, le message du vieux saurien était claire. Il fallait trouver Kaizen, ~~nounou~~ dragon de l'impératrice. La jeune sorcière s'apprêta à répondre lorsqu'il la créature agonisante poursuivit. Apparemment, Reme allait devoir écouter ce qu'il allait dire jusqu'à la fin. après tout, elle n'allait pas le couper : ce n'est pas poli de couper la parole à un vieux, et encore moins quand il est sur son lit de mort. La jeune femme referma les lèvres alors que son esprit paniqué essayait de comprendre ce qu'il se passait.

Ils étaient de retour. Un mercenaire. Cracheur... manipulateur de feu. Et qui fait apparaitre des armes. Zahak en est certain : l'empire ~~contre-attaque~~ est en danger. Il n'a rien pu faire. Les tueurs de dragon sont là. Et maintenant, c'était à elle, Reme Lorca, directrice du Sanctuaire et guérisseuse, de délivrer ce dernier message à Kaizen. Voilà de quoi mettre ce petit brin de femme dans tous ses états. Paniquée, elle commença à questionner le dragon d'une voix pressée.

-Kaizen? Je dois le trouver? Comment? Où? Et qui sont ces... tueurs de dragons? Et c'est quoi cette histoire de guerre?

Mais il était trop tard. Zahak rendit l'âme avant de pouvoir lui répondre. Quelque chose, ou quelqu'un, l'avait blessé à mort. Un tueur face auquel il n'avait eu aucune chance. Nerveuse, Reme regarda furtivement tout autours d'elle. Personne à l'horizon. Au moins, le tueur ne savait pas qu'elle était le dépositaire de ce terrible message bien trop lourd en sens d'après la guérisseuse. Des affaires de vie ou de mort, elle en voyait tous les jours. Mais jamais des concernant les dragons. Elle ouvrit un portail à la va-vite et sauta dedans, manquant de trébucher à son arrivée dans son appartement. Elle n'arrivait pas vraiment à y croire. Un dragon mourant lui demander de passer un message aussi... surréaliste. Et pourtant, le sang mêlé à la boue de ses chaussures était la preuve qu'elle n'avait pas rêvé. Après quelques secondes, la jeune femme se mit à fouiller dans son bureau. Elle saisit un bloc note et un stylo où elle griffonna les paroles du vieux Zahak dont elle se souvenait. Maintenant, il fallait arriver à trouver ce fameux Kaizen qu'elle n'avait jamais vu. Reme n'avait strictement aucune idée de comment le trouver, ni même de ce à quoi il ressemblait. Et elle n'avait pas plus d'informations au sujet de l'impératrice. La seule chose dont elle se rappelait au sujet des sorciers-dragons était que leur territoire se situait dans la dimension rouge... Au moins c'était un début de piste. Il ne restait plus qu'à y aller et essayer de glaner des informations là-bas!

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